CHRONOS
Tels
furent les derniers instants de l'âge fortuné où je croyais encore
à la distinction entre passé et futur, où je vivais encore dans
l'insouciance que me procurait l'ignorance du moment de ma mort.
Finalement,
la silhouette que j'avais attendue pendant des semaines caché dans
cette grotte à flanc de falaise se profila à l'horizon au-dessus
des flots oranges de cet océan toujours déchaîné. La Confrérie
s'était donné beaucoup de peine pour apprendre que l'empereur
venait ici seul et incognito. Pourquoi prenait-il de tels risques ?
Il n'était pas le premier et ne serait pas non plus le dernier tyran
à prendre des décisions inconsidérées dans le but de satisfaire
ses appétits.
Mais,
comme on dit, aucun plan ne survit au contact de l'ennemi. En
observant le vaisseau en approche, à la lueur des quatre lunes de la
planète capitale, je constatai bientôt qu'il était nettement plus
gros que d'habitude. C'était un de ceux qui permettaient les voyages
très longue distance. Toutefois, il vint heureusement se poser comme
prévu sur l'aire d'atterrissage bordée de jungle située en haut de
la falaise.
Pirater
le module contrôlant l'ouverture du sas me prit bien plus de temps
que prévu, mais je parvins tout de même à finir peu avant que les
nobles courtisanes de la ville voisine dont l'empereur était venu
apprécier les charmes ressortissent de l'appareil. Ayant attendu que
leurs silhouettes eussent disparu dans la végétation luxuriante, je
me faufilai jusqu'au sas et entrait dans l'appareil.
Tout
cela semblait trop facile. Mais il n'était pas question de me
laisser décontenancer par une simple appréhension. Je tentai de me
repérer sur le plan du vaisseau qui était affiché dans le
mini-hall d'entrée, lorsqu'un objet vint percuter le sol entre mes
pieds. C'était une dague.
-
Allez, viens te battre, entendis-je derrière moi.
Je
fis volte-face et fus saisi d'effroi en voyant la silhouette
imposante de l'empereur. J'étais incapable de bouger. Le despote
appuya sur un bouton de la télécommande qu'il tenait dans la main,
avant de la jeter au sol et de l'écraser d'un coup de pied. Le
vaisseau tout entier se mit à vrombir et entama son décollage. Le
tyran s'élança vers moi poignard en avant et profita de ma stupeur,
non pas pour me porter un coup fatal mais pour me transpercer la
cuisse.
La
douleur réveilla mes instincts. Je le repoussai avec véhémence. Il
tomba à la renverse et je ramassai la dague qu'il m'avait lancée.
Le grondement du vaisseau s'était intensifié, et la poussée
décuplait la sensation de notre poids. Nous étions certainement en
train de traverser rapidement l'atmosphère. J'étais face à lui,
prêt à frapper. Il me cria :
-
Cela fait des années que j'attends ce moment, mon petit.
A
ces mots, je demeurai figé, perplexe. Nous restâmes un certain
temps ainsi, moi debout et lui couché, à nous jauger l'un l'autre.
Lorsque le vacarme se fut calmé, il reprit :
-
Tu te crois droit et juste. Honnête. Moral. Vertueux. Incorruptible.
Mais il y a beaucoup moins de différence entre nous que tu ne
penses. Tes actions ne sont pas complètement guidées par
l'altruisme. Comme moi, tu as profondément en toi le cancer de
l'égoïsme. Il se transforme en soif de reconnaissance. De pouvoir.
D'ailleurs, au fond, pourquoi prends-tu tous ces risques ?
Je
décidai que j'en avais assez entendu. Ignorant la douleur qui
meurtrissait ma cuisse, je plongeai sur lui. Il eut alors un geste
aussi inexplicable qu'inespéré. Il jeta son poignard au loin, et me
présenta son flanc pour que ma dague s'y enfonce. Il saisit ensuite
ma main, la repoussa lentement pour extraire la lame de ses chairs,
et dut appuyer sur quelque bouton caché, car elle s'escamota dans le
manche. Je jetai un œil au poignard dont il venait de se
débarrasser, mais il n'avait plus de lame, lui non plus. Je me
dégageai de sa poigne affaiblie et me relevai tant bien que mal, sur
une seule jambe.
-
D'abord c'est purement l’ego, dit-il. La musique des éloges forge
l'addiction à la gloire. Ensuite petit à petit la soif de pouvoir
s'insinue. Les richesses et les plaisirs toujours plus raffinés
finissent le travail. Et puis un jour tu te réveilles et tu
t'aperçois que tu ne peux plus te passer de tout ça. Ce jour-là,
tu comprends que tes principes ont perdu leur valeur.
Je
pris le parti de le laisser parler. De toutes façons, il était
mourant. Que pouvait-il encore contre moi ? J'avais rempli ma
mission. Il ne me restait plus qu'à bander ma cuisse et attendre
qu'il meure. Voyant que je ne prêtais qu'une oreille distraite à ce
qu'il disait, l'empereur changea de discours.
-
Tu crois que tu as gagné ? Tu comptes t'en tirer comme ça ? Tu
ne penses pas que ça a été un peu facile ? J'ai programmé ce
vaisseau pour un voyage bien au-delà de l'horizon perceptible de
l'univers. Il ne sera de retour que dans cinq cent milliards
d'années. Moi, je ne peux échapper à mon destin, je vais bientôt
mourir. Par contre toi, tu vas rester ici à tout mettre sens dessus
dessous pour reprogrammer la route, mais en vain car j'ai détruit
l'interface de commande. Après avoir bu et mangé tout ce qui reste
dans ce vaisseau, tu tenteras de tenir le plus longtemps possible.
Mais comme tu désires vivre, tu finiras par entrer dans le caisson
de ralentissement temporel pour y attendre le moment du retour.
Je
restai face à lui, incrédule. Le tyran était maintenant noyé dans
une flaque de sang. A grand peine, il ramassa la dague, fit ressortir
la lame du manche et déchira le haut de son pantalon.
Malheureusement,
je n'ai plus de temps de narrer ce qui m'arriva ensuite, car mes
instants sont maintenant comptés. J'écarte les tissus pour lui
montrer la cicatrice que j'ai sur la cuisse. Il reste à ma majesté
juste assez de souffle pour lui expliquer, avant de m'effondrer :
« Le temps est circulaire. »
C'est l'homme et son double intérieur !
ReplyDelete